EDITO – Ray-Ban Meta, quand filmer devient un réflexe et le consentement un détail...
par Eric de BrocartElles se portent comme des lunettes classiques, mais elles voient tout. Avec les Ray-Ban Meta, la frontière entre capturer un instant et espionner sans le dire devient plus mince que jamais.
Elles ressemblent à une paire de lunettes banales. Pourtant, les Ray-Ban Meta n’ont plus rien d’un simple accessoire de mode. Derrière leurs verres se cache une caméra et même un module d’intelligence artificielle capable d’interpréter ce que l’utilisateur voit. Meta les présente comme une manière de capturer le monde sans effort, de vivre « les mains libres ». Mais ces derniers mois, plusieurs enquêtes de 404 Media ont montré à quel point cette promesse pouvait basculer vers des usages inquiétants.
Des internautes ont déjà modifié ces lunettes pour y ajouter la reconnaissance faciale. D’autres les ont portées pendant des opérations de police visant des migrants. Et plus récemment, certains les ont utilisées pour filmer en secret des employées de salons de massage, avant de publier les vidéos sur les réseaux sociaux. Dans chaque cas, les personnes filmées ignoraient tout de ce qui se passait. Ces images, souvent humiliantes, circulent aujourd’hui en ligne sans contrôle.
Lorsque 404 Media a contacté Meta pour obtenir une réaction, la réponse a déconcerté. Un porte-parole a demandé, avec un ton presque ironique, si l’affaire aurait fait autant de bruit si les vidéos avaient été tournées avec un iPhone. Pour l’entreprise, lunettes ou smartphone, cela ne change rien. L’argument paraît logique sur le papier, mais il oublie l’essentiel : un téléphone ne se porte pas sur le visage. Filmer avec un smartphone implique un geste clair. Il faut le sortir, viser, cadrer. Ce simple mouvement alerte naturellement les autres. Les lunettes, elles, regardent en permanence.
Meta aime rappeler qu’une LED s’allume lorsque la caméra enregistre. C’est censé être la garantie d’une certaine transparence. Mais dans la pratique, très peu de gens connaissent la signification de cette lumière. D’autant plus que de nombreux tutoriels expliquent déjà comment la masquer ou la désactiver. On trouve sur Amazon des caches à clipser, sur Reddit des discussions entières dédiées à ce sujet. Autrement dit, une partie du public achète ces lunettes précisément pour contourner le signal censé protéger la vie privée d’autrui.
L’histoire se répète. En 2013, Google avait déjà tenté l’expérience avec les Google Glass. À l’époque, le produit promettait une révolution. Il s’est surtout attiré une immense méfiance. Les « glassholes », ces utilisateurs qui filmaient tout sans prévenir, étaient devenus le symbole d’une technologie intrusive. Les bars, les cinémas et même certains musées avaient fini par interdire l’appareil. Dix ans plus tard, Ray-Ban Meta relance le même débat, mais avec un design plus soigné et une stratégie plus subtile. Le résultat, c’est que presque personne ne remarque la différence entre ces lunettes et un modèle classique.
Mark Zuckerberg l’avait annoncé dès 2016 : son ambition était de miniaturiser la technologie jusqu’à la rendre invisible. Une phrase prononcée alors comme un défi d’ingénieur. Mais à force de vouloir faire disparaître la technologie, c’est la notion même de consentement qui s’efface avec elle. On ne peut plus savoir si une personne nous regarde ou si elle nous filme. On ne sait plus si un sourire échangé dans la rue devient une story Instagram quelques secondes plus tard.
Meta parie sur la normalisation. Selon la logique du groupe, tout objet qui enregistre finit toujours par être accepté. Le smartphone, la webcam, les enceintes connectées… chacun a connu sa période de rejet avant de s’imposer. Les lunettes suivraient donc le même chemin. Peut-être. Mais la différence, c’est que celles-ci changent le rapport au regard. Elles installent la caméra là où se pose la confiance.
Dans la communication de Meta, ces lunettes incarnent le futur de la réalité augmentée. Elles permettent déjà, au moins pour le dernier modèle en date les Ray-Ban Display, d’afficher des informations, de traduire un texte ou de reconnaître un visage à la volée. Un monde où tout deviendrait instantané, où l’écran se fondrait dans la vue. Sur le papier, c’est fascinant. Dans la vie réelle, cela soulève des questions morales profondes. Qui contrôle ce que la caméra voit ? Où vont les données ? Comment garantir que l’intelligence artificielle ne sera pas utilisée pour identifier, profiler ou traquer des individus ?
Pour l’instant, Meta se contente de répondre par une pirouette. Comparer une paire de lunettes à un iPhone, c’est faire semblant de ne pas voir la différence entre un outil et un symbole. L’un se tient à la main, l’autre s’accroche au visage. L’un se range dans une poche, l’autre observe en permanence. Ce n’est pas une question de technologie, mais de posture. De ce que signifie le fait de regarder quelqu’un dans les yeux. Les réactions en ligne ne trompent pas. Chaque fois qu’une nouvelle polémique éclate autour des Ray-Ban Meta, la majorité des commentaires expriment la même inquiétude : la peur d’un monde où chacun devient potentiellement une caméra ambulante. Une peur à la fois simple et universelle. Si, demain, tout le monde porte ce genre de lunettes, le droit à l’oubli dans l’espace public risque de disparaître.
La technologie ne rend pas forcément le monde plus dangereux, mais elle change la manière dont on s’y sent observé. Et ce sentiment-là suffit parfois à modifier nos comportements. Alors, quand Meta défend ses lunettes en disant qu’elles ne sont pas différentes d’un téléphone, c’est peut-être le signe qu’elle refuse de voir ce qu’elles représentent vraiment : non pas un gadget, mais une frontière qui s’effrite entre la vie privée et la curiosité des autres. A suivre !





