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Remember Me 14 08 2012 head 3

REPORTAGE - Dontnod Entertainment : la création de Remember Me (partie 3)

par

La narration se dévoile grâce aux récits intéressants de Stéphane Beauverger et Alain Damasio.

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Vous êtes écrivains, vous avez écrit des livres. Comment avez-vous mis vos talents dans ce jeu vidéo ? Qu’est-ce qui diffère de l’écriture d’un roman par exemple ?
Alain Damasio : toi, t’as toujours fait du jeu vidéo en fait…

Stéphane Beauverger : en fait j’ai été embauché en 96 chez Ubisoft comme scénariste, donc moi ça fait 15 ans que je suis scénariste de jeux vidéo et que j’ai une carrière de scénariste pour de la BD ou du roman par ailleurs. Je pense que du haut de ma petite expérience, les deux lignes de différenciation principale sont le peu d’informations qu’on peut fournir aux joueurs. Dans un jeu, le joueur joue, il n’est pas en train de lire une histoire ou de regarder un film, il est actif donc le nombre de données et d’informations narratives qu’on peut lui fournir est assez maigre. On a très peu d’espace d’explications à lui fournir, il faut donc bien choisir ce qu’on va lui dire et il ne faut pas hésiter parfois à réduire le scope, à réduire le tissu narratif pour ne lui donner que l’essentiel. Et le deuxième point qui me semble très important est le fait que, contrairement à un scénario plus classique, dans le jeu vidéo, c’est interactif et que le joueur ne va pas forcément passer par tous les points de narration qu’on avait mis en place, donc il faut être sûr que les informations essentielles lui sont données et l’ordre dans lequel elles vont lui parvenir pour continuer à comprendre ce qu’on lui raconte. Le tout est de déterminer quelles sont les informations totalement essentielles à fournir et déterminer la hiérarchie et l’ordre dans lequel elles vont parvenir. Et c’est avec ça qu’on raconte une histoire. Dans le jeu vidéo, on a moins d’espace pour raconter ça.

Quoi de plus extrême que d’avoir la possibilité d’arracher les souvenirs les plus intimes, de les partager, de les distribuer et que les gens les fassent par eux-mêmes...

A.D. : oui et puis il faut ajouter aussi le fait que la narration indirecte est très importante dans le jeu vidéo. Ce qu’on appelle la narration directe, c’est quand les personnages parlent, ce sont les dialogues, les cinématiques, etc. Tout ce qui est indirect, c’est ce que l’environnement communique au joueur, ce sont les tags sur les murs, l’ambiance sonore, les publicités qui passent quand Nilin se baladent, c’est même le gameplay quand tu vois le personnage monter, mine de rien, ça te raconte une histoire parce que les paysages traversés te disent des choses très importantes sur l’univers, sur comment les gens vivent. Les robots dans la rue, par exemple, c’est un élément de narration. Passer devant une salle où un robot joue du piano, c’est un élément de narration, cela dit beaucoup de choses sur l’univers, cela veut dire que les robots sont domestiqués et qu’ils ont des capacités artistiques, ou en tout cas pseudo-artistiques, que c’est une habitude de voir des robots se balader dans cet univers. On peut donner énormément d’éléments narratifs sans tenir un seul discours. Cette utilisation de la narration indirecte est très particulière dans le jeu vidéo. Parfois c’est marrant, je trouve qu’il y a un côté un peu jouissif dans cette capacité à balancer beaucoup d’informations, même par la bande sonore et l’environnement sonore.

S.B. : en fait c’est exactement la même chose que pour du cinéma, avec en plus la notion d’interactivité. Ce qu’on vient de dire, c’est qu’on amène la même chose sur une DA [direction artistique], sur du son, sur de la musique, sur du décor… Mais, surtout, ce qu’il y a en plus par rapport au cinéma, bah c’est ça là, c’est la caméra. Le joueur peut regarder à 360, donc il faut lui procurer un univers complet sur lequel il puisse aller creuser, aller vérifier, regarder les recoins. La caméra peut cacher plein de choses et déterminer un cadre bien précis. Dans le jeu vidéo, il y a une liberté du joueur qui fait qu’il va falloir qu’on lui procure un univers complet, cohérent, logique, dans lequel il va se sentir plus ou moins libre de se déplacer et c’est lui qui va choisir le rythme, la vitesse et la masse d’informations qu’il est prêt à recevoir. C’est pour ça que je parlais d’informations cruciales et d’informations secondaires. Il faut bien déterminer ce qu’il est nécessaire qu’il sache, et ensuite les informations secondaires qu’il ira piocher s’il en a envie.

Pour Remember Me, vous vous êtes surtout inspirés de la crise des réseaux sociaux ? Le fait que tout le monde puisse partager ses souvenirs, c’est un peu l’extrapolation du mur Facebook…
A.D. : oui, moi ce qui m’intéressais… À chaque fois j’essaie de prendre dans ce que je fais en littérature, mais aussi en films, c’est pareil, j’essaie toujours de prendre une dimension critique, ou du moins, réflexive et spéculative. Que ce soit Stéphane ou moi, on vient de la science-fiction qu’on appelle spéculative. C’est la science-fiction qui est là pour réfléchir et faire réfléchir, qui fait dans l’anticipation, mais qui n’est pas dans le délire de montrer des fusées, plus pour montrer le présent tel qu’il est. On avait cette volonté aussi, là-dessus. Effectivement, il y avait les réseaux sociaux, mais plus généralement, la façon dont les technologies deviennent très intrusives. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on prend les puces RFID qui sont sur n’importe quel objet ou les marquages qu’il y a sur les véhicules, les vélos, les structures de caméra, le nombre de capteurs qu’on a maintenant, visuels, auditifs, de poids, de mouvements… Même en courant, on peut capter les mouvements, ce qui déclenche des processus de suivi parce que tu cours dans le métro. On a une société de contrôle absolument déployée et avec un outillage technologique hyper puissant. Et c’est encore pire dans l’espace virtuel, car tout ce qu’on fait sur le net est tracé. Ce côté extrêmement intrusif sur l’intimité, sur le suivi des gens, sur le contrôle… Moi ça m’intéressait d’essayer de créer un paradigme technologique, qui soit ça à l’extrême. Et quoi de plus extrême que d’avoir la possibilité d’arracher les souvenirs les plus intimes, de les partager, de les distribuer et que les gens le fassent par eux-mêmes, car c’est ça la spécificité de notre démocratie, j’aime bien la formule de Stéphane quand il parle de dictature participative car c’est un peu ça. C’est-à-dire qu’on apporte nous-mêmes les pierres qui vont nous aliéner ou qui vont construire le mur qui vont nous aliéner. Facebook c’est l’exemple parfait. On apporte nos vidéos, nos photos, nos discours, nos échanges, ce qu’on aime, ce qu’on n’aime pas, et toute cette matière-là est utilisée par Facebook pour créer des profils marketing, qu’ils revendent ensuite à énormément de boites. Et toute la valeur économique de Facebook fonctionne là-dessus, sur le partage des données individuelles. Moi, des fois, je dis que Facebook c’est l’invention de l’extraction des plus-values sur l’amitié. Fallait le faire, fallait le trouver, c’est un coup de génie. Ils sont très forts. Et ce sont nous-mêmes qui apportons cette matière. Donc, pour moi, il y avait l’enjeu de faire quelque chose de très incarné, de très brutal, de très physique, sur cette mémoire qu’on peut manipuler. L’intimité violée en fait. C’était un peu ça l’idée de départ.

Quelle est selon vous la meilleure façon de raconter une histoire ? La faire lire ? La faire regarder ? La faire jouer ?
A.D. : moi c’est en la faisant lire, c’est clair. Pour moi, le media le plus puissant, cela reste la littérature. Pour moi, c’est l’art du cerveau car avec la littérature, tu passes par de mini signes, ridicules, sur une feuille de papier, des petits signes noirs sur une page en blanc, en termes de sensualité, c’est le plus pauvre que tu puisses avoir, mais cela s’adresse directement au cerveau et le cerveau reconstitue toutes les sensations possibles. Pour moi, c'est l’art le plus complet, le plus intime. En termes d’intimité, jamais le jeu vidéo ou le cinéma n’atteindront ce degré. Et il y a une telle ampleur… Moi quand je me mets à écrire, que ce soit en roman ou en nouvelle, j’ai une ampleur, une liberté que je n’ai nulle part. Et je ne parle même pas de l’aspect économique. Pour produire une image dans le jeu vidéo, il faut une équipe énorme et beaucoup d’argent. Rien que décrire une scène, cela prend des mois et des mois, cela coûte un fric dingue. Nous, avec nos stylos et nos ordinateurs, on fait des choses fabuleuses. Pour moi, cela reste le media de la liberté et le plus puissant de tous.

S.B. : la force première de l’écriture et de la littérature, c’est que c’est une technologie low-tech, c’est une technologie qui n’a pas évolué, ou si peu par rapport à l’imprimerie. En jeu vidéo, on est limité tout de suite par la capacité d’affichage de la machine. Dans un roman, on peut écrire une scène de bataille stellaire avec 500 000 vaisseaux qui se battent dans l’espace. Dès qu’on veut afficher ça sur une console, il va falloir trouver des solutions techniques. La force de la phrase, la force du verbe, la force du texte, c’est qu’il n’y a aucune limitation. Et en regardant l’évolution des grandes sagas du jeu vidéo comme les Elder Scrolls, dans le deuxième opus, il y avait un univers complet avec quinze pays. Dans chaque pays, on pouvait visiter chaque ville, dans chaque ville, on pouvait visiter chaque bâtiment, c’était infini. Et dès qu’ils sont passés à la 3D, ils ont dû réduire le scope. Plus on évolue en technologie, plus on évolue en 3D, plus on réduit les univers car cela prend trop de temps à construire. Donc, nous, quand on a travaillé sur Remember Me, on avait cette problématique permanente, de déterminer sur la trentaine de lieux qu’on avait inventés les huit qu'on pouvait prendre, iconiques, et déterminer ceux qui allaient être les plus révélateurs.

A.D. : on n’a pas parlé de la réduction des lieux, mais c’était incroyable. On avait repris tout Paris et on l'avait transformée. Là on n’a plus que la Bastille, mais on avait un paquebot sur la Seine. On avait des délires assez hallucinants sur le périph’ et tout. Mais ce n’était pas 32, mais 64 il me semble, et cela a été réduit à huit au final.

S.B. : mais on n’a pas besoin de montrer les 64 lieux pour faire comprendre le monde. Après, le travail d’élagage fait que tu vas choisir les bons éléments.

Merci à Alain Damasio et Stéphane Beauverger pour leurs réponses et à Capcom pour l'invitation.

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